Contre Psychiatrie Biologique

Commentaire: contre la biopsychiatrie

par David Kaiser, M.D.

Décembre 1996 (version abrégée)

Traduit de l'Anglais par Helen Rosfelder (décembre 1999)

En tant que psychiatre professionnel, j'ai regardé avec une consternation et une colère croissantes la montée et le triomphe de cette pensée hégémonique connue sous le nom de " biopsychiatrie ". Dans le domaine général de la psychiatrie contemporaine, le " biologisme " domine désormais totalement le discours sur les causes et les traitements de la maladie mentale ; d'après moi, il s'agit là d'une catastrophe porteuse de conséquences de grande envergure sur les malades individuels et la psyché culturelle en général. Fort ironiquement il m'est venu à l'esprit que la psychiatrie a littéralement perdu la tête, ainsi que celles des malades dont elle est censée s'occuper. Un simple coup d'oeil rapide sur un grand journal psychiatrique suffit à me convaincre que cette discipline est engagée dans une spirale descendante vers une sorte d'auto-illusion dont la doctrine principale consiste en un déterminisme biologique particulièrement pernicieux ainsi qu'en une compréhension pseudo scientifique de la nature humaine et de la maladie mentale.

Le but de cet article n'est pas d'entreprendre une critique extensive ni même un historique de la biopsychiatrie, mais de présenter quelques-uns des problèmes évidents inhérents à ce mouvement, considérant qu'un tort considérable est fait aux malades sous le couvert des traitements psychiatriques modernes. Je suis un psychiatre formé à la fin des années 80, début des années 90 ; pour ma part, j'utilise la psychothérapie ainsi que les médicaments dans mon approche thérapeutique. Je cite ces faits pour préciser qu'il ne s'agit pas ici d'un pamphlet " antipsychiatrique " : je parle depuis l'intérieur du domaine de la psychiatrie, bien que je trouve de plus en plus impossible de m'identifier avec cette profession pour des raisons qui deviendront claires plus loin.

Les "bio-psychiatres " ne se gênent pas dans leur ensemble pour affirmer qu'ils ont trouvé le chemin de la vérité, à savoir que les maladies mentales sont pour la plupart d'origine génétique et qu'elles doivent être traitées au moyen de manipulations biologiques, c'est à dire par l'utilisation de médicaments psychoactifs, de traitements de convulsivothérapie (qui effectuent un véritable retour en force) et même dans certains cas au moyen de la psychochirurgie. Bien qu'ils reconnaissent le rôle des facteurs environnementaux et sociaux, ceux-ci se voient habituellement relégués au second plan. La confiance aveugle accordée aux paradigmes biologiques de la maladie mentale est franchement extraordinaire.

A mon avis, cette version moderne de l'idéologie du déterminisme biologique/génétique est une force puissante à laquelle il nous faut réagir. En utilisant ici le mot idéologie, c'est sous sa forme la plus pernicieuse qu'il doit être compris, c'est à dire en tant que discours et pratique du pouvoir dont les véritables motivations et origines demeurent cachées au public et aux praticiens eux-mêmes, et qui en fin de compte cause de graves torts aux malades.

La biopsychiatrie telle qu'elle existe aujourd'hui est un dogme qui doit être démasqué de toute urgence. Un des signes les plus s–rs que des esprits dogmatiques sont ici à l'oeuvre est que ceux-ci ne remettent pas en question ou entreprennent rarement d'examiner leurs présupposés de base.

En fait, ils paraissent ignorer en toute sérénité qu'il y a bien un problème ici. Ils agissent apparemment en totale ignorance du fait qu'ils sont eux-mêmes captifs de forces historiques et culturelles plus vastes soutenant tout leur édifice scientifique.

Ces forces incluent la médicalisation du discours public sur comment mener nos vies, une dénégation culturelle croissante de la douleur, pourtant inhérente à la vie même des êtres humains, ce cocktail américain bien connu d'anti-historicisme et de croyance en un progrès scientifique illimité, ainsi que le pouvoir croissant des industries pharmaceutiques et des compagnies de " soins planifiés "*. Ces visionnaires autoproclamés, oublieux de tout ceci, se vantent d'un très scientifique progrès qui minimiserait ce qu'ils considèrent comme le dogme de la psychanalyse qui jusqu'à récemment avait régné comme le paradigme premier de la psychiatrie.

Il n'est pas dans mon intention de défendre la psychanalyse qui elle même a fait preuve d'excès malheureux, bien qu'utilisant moi-même des principes psychanalytiques dans le genre de psychothérapie que je pratique. Cependant, il est assez clair pour moi que les grandioses prétentions de la biopsychiatrie sont exagérées et ce de manière extravagante, totalement non prouvées et essentiellement destinées pour son propre bénéfice. (...) En réalité, c'est à dire dans celle qui consiste à traiter les malades, les médicaments ont de profondes limitations. Je sais que si le seul outil dont je disposais lors de mes traitements était le carnet d'ordonnances, je ne ferais qu'un piètre psychiatre. La partie principale du traitement devrait toujours être d'écouter et de parler avec les malades qui s'adressent à moi. Ce qui signifie écouter attentivement ce qu'ils disent au sujet de leurs vies et de leur " histoire " dans leur totalité, pas simplement écouter pour voir quels symptômes peuvent être soignés avec tel ou tel médicament. Bien que ce que je l'affirme puisse paraître étonnant, les bio-psychiatres en général écoutent seulement la partie du discours du malade qui correspond à leurs propres paradigmes biologiques de la maladie mentale. Et c'est bien dans la nature du dogme que ceux qui le pratiquent n'entendent que ce qu'ils veulent bien entendre.

Ainsi quelles sont les limitations de la biopsychiatrie ? Avant tout, les médicaments atténuent les symptômes sans traiter la maladie mentale per se. Cette distinction est cruciale. Les symptômes sont, par définition, la manifestation superficielle d'un processus plus profond. C'est une évidence. Cependant, il existe un effort considérable, en grande partie non reconnu par la psychiatrie moderne (c.-à-d., biologique), d'assimiler les symptômes à la maladie mentale elle-même.

Ainsi, la maladie " dépression nerveuse " est-elle définie par son propre lot de symptômes spécifiques. Sa cause profonde est censée être un trouble biologique ou génétique, bien que cela n'ait jamais été prouvé dans le cas de la dépression. Les erreurs de logique sont claires ici. On donne un nom tel que " dépression nerveuse " à un ensemble de symptômes qui le définit comme une maladie qui doit être ensuite traitée avec un médicament, en dépit du fait que la cause profonde des symptômes reste complètement inconnue et essentiellement non traitée. J'ai pu constater à maintes reprises que, dans le cas de la dépression par exemple, une fois les symptômes atténués par les médicaments, je demeure toujours confronté à un malade qui souffre et qui souhaite parler de son mal-être. Ce processus d'assimilation des symptômes aux maladies est le même dans chaque catégorie de diagnostics, culminant peut-être dans l'un des plus grands sophismes que la psychiatrie ait prononcé tout au long son illustre histoire de sophismes, à savoir la publication du Diagnostic and Statistical Manual (Manuel diagnostique et statistique) - qui en est actuellement à sa quatrième incarnation sous le nom de DSM-IV, la Bible de la psychiatrie moderne.

Nous pouvons y trouver le répertoire de tous les désordres mentaux connus, définis individuellement au moyen de listes de leurs symptômes respectifs. Ainsi, les maladies mentales sont-elles assimilées à des symptômes. N'existerait que ce qui apparaît en surface. La beauté perverse de cette classification est de prétendre que si l'on élimine les symptômes d'un malade, le désordre disparaît. Pour ceux qui effectuent un travail sérieux avec les patients, ce manuel est inutile, car pour moi le nom qui est donné à un ensemble particulier de symptômes est simplement hors de propos. Que ces désordres existent en tant qu'entités discrètes qui ont une cause et un traitement est un mythe absolu créé par la psychiatrie moderne. C'est essentiellement une entreprise pseudo scientifique issue du désir de la psychiatrie moderne d'imiter la science médicale actuelle, en dépit de la possibilité réelle que la douleur psychique, à cause de sa nature existentielle, pourrait éternellement échapper au discours et à la pratique médicale contemporaine.

En dépit de ses limitations évidentes, le DSM-IV est devenu la base pour la formation et la recherche psychiatrique. (...) La souffrance des malades va bien au delà des symptômes. Ceux-ci ne sont que les signes et les indices qui nous orientent vers les véritables questions. Si les symptômes sont éliminés trop rapidement par l'utilisation de médicaments ou par simple suggestion, alors sera perdue l'occasion d'aider le malade d'une façon plus profonde. (...) La psychiatrie moderne donne aux malades l'impression que leurs maux les plus profonds et secrets sont des problèmes médicaux devant être suivis par des médecins psychiatres qui en supprimeront les symptômes et feront en sorte qu'ils puissent fonctionner à nouveau de façon normale, ce qui est quand-même assez perfide.

Un des discours dominants présent dans le DSM-IV et dans la psychiatrie moderne en général est l'assimilation de la santé mentale à l'idée d'adaptation et de fonctionnement normal. On retrouve là une marque sous-jacente d'une forme spécifiquement utopique nous annonçant jovialement que tous nos maux psychiques sont essentiellement d'ordre biologique et qu'ils peuvent être aisément éradiqués de nos vies, de façon à faire de nous des personnes mieux adaptées et plus productives.

Ce qui bien évidemment écarte entièrement la notion même que nos maux psychiques puissent être un reflet d'une pathologie culturelle plus large. En fait, cette nouvelle biopsychiatrie ne peut exister qu'en niant non seulement les vérités de la psychanalyse, mais aussi celles de toute critique culturelle sérieuse. Il n'est donc pas surprenant que cette forme de psychiatrie se développe aujourd'hui dans notre pays où de telles dénégations sont courantes et très profondément ancrées.

Je suis constamment étonné de voir combien de malades qui viennent me consulter croient ou voudraient croire que leurs difficultés sont d'ordre biologique et pourraient ainsi être soulagées par une simple pilule. Ceci en dépit du fait que la psychiatrie moderne n'a pas encore prouvé de manière convaincante la cause génétique ou biologique des maladies mentales. Cependant, cela ne l'empêche pas de faire des déclarations essentiellement non prouvés, telles que celle de dire que la dépression, la maladie bipolaire, les désordres de l'angoisse, l'alcoolisme et quantité d'autres désordres sont essentiellement biologiques et probablement d'origine génétique, et que ce n'est qu'une question de temps pour que tout ceci soit prouvé. Ce genre de foi dans la science et le progrès est incroyable, pour ne pas dire naïf et même hallucinatoire.

Comme dans tout dogme, il n'existe dans la biopsychiatrie aucune perpective qui lui permettrait de remettre en question de façon efficace ses propres motivations, ses croyances de base et ses lacunes potentielles. Ainsi, comme dans tout dogme, il n'existe aucun moyen pour que cette discipline mette des limites à ses propres excès ou pour qu'elle s'aperçoive comment cela ne pourrait être que la simple expression de certains rêves et désirs culturels spécifiques. La montée et la chute du déterminisme biologique dans une culture a certainement des causes complexes et intéressantes allant bien au-delà des intentions de cet article. (...)

Il serait négligent de ma part d'omettre les facteurs économiques évidents dans ce tournant pris par la psychiatrie dans le sens du " biologisme ". Aujourd'hui, les compagnies pharmaceutiques contribuent largement à la recherche psychiatrique et sont de plus en plus présentes lors des conférences psychiatriques universitaires. On ne trouve dans la profession que peu résistance à cela, à l'exception d'occasionnelles protestations symboliques, en dépit des effets corrupteurs et corrosifs évidents.

C'est comme si la psychiatrie, longtemps marginalisée par la science et le reste de la médecine à cause de sa qualité " soft ", se réjouissait désormais de sa nouvelle légitimité et n'aurait donc plus la volonté de résister à sa propre déchéance. Le fait que les compagnies pharmaceutiques aient adopté cette nouvelle psychiatrie et y contribuent financièrement est déjà une cause d'alarme. Aussi significatif sa même adoption par l'industrie médicale qui apprécie évidemment son approche rapide (" quick fix ") et simpliste à des problèmes cliniques complexes.

Quand je parle avec un représentant médical d'une compagnie de " soins planifiés " au sujet des traitements que j'apporte à un de mes patients, invariablement, il tient à savoir quels médicaments j'utilise et pas grand chose de plus, en insinuant souvent que je ne le traite pas de façon assez agressive. Il existe désormais au sein même de notre profession une coterie de plus en plus puissante préconisant un " modus operandi " avec les compagnies de " soins planifiés ", en dépit de l'évidence que ces compagnies ne montrent guère d'intérêt pour la qualité des soins et pour une approche réaliste dans le traitement de malades en chair et en os. Cette contrainte financière de la part des compagnies de " soins planifiés " contribue à mettre encore plus de pression sur la psychiatrie pour la forcer à suivre le chemin de la biologie et de fuir les approches thérapeutiques plus réalistes.

Cela signifie en réalité que la psychothérapie est " mise de côté ". Il se crée ainsi une triple association entre cette nouvelle forme de psychiatrie, les compagnies pharmaceutiques et celles de " soins planifiés ", chacune des parties soutenant et renforçant l'autre dans sa poursuite de profit et de légitimité. Cela signifie, pour les malades coincés dans ce piège, qu'ils se retrouvent de plus en plus surmédicalisés, qu'on les prive de la possibilité de suivre une psychothérapie et qu'on effectue des diagnostics fictifs, faisant probablement empirer leur cas à long terme.

Ecouter le discours de la psychiatrie moderne est quelque chose d'assez déprimant. En fait, c'est devenu embarrassant pour moi. On a une forte impression que les malades sont devenus des abstractions, des boîtes noires de symptômes biologiques, déconnectés de la narration de leurs vies présentes et passées. Ce discours pseudo scientifique est criblé d'insécurité et de prétention, créant une illusion d'objectivité, celle de la marche inévitable du progrès au-delà de la subjectivité désespérante de la psychanalyse. La psychothérapie est éconduite puis reléguée aux thérapeutes non médicaux.

A vrai dire, je n'ai aucune objection contre la véritable science dans ce domaine si, par exemple, elle peut m'aider à prendre de meilleures décisions quant aux médicaments utilisés ou à développer des médicaments nouveaux et plus efficaces. Mais la biopsychiatrie, en général, n'a pas tenu ses promesses quant à ses prétentions grandioses et utopiques, car l'actuelle panoplie de médicaments est malheureusement incapable d'apporter une réponse aux questions cliniques complexes que je rencontre quotidiennement. Ce qui n'est pas surprenant vu ce je viens de dire dans cet article. Rien ne peut remplacer le travail difficile de la prise de contact avec les patients au niveau de leur expérience, afin de les aider à trouver un sens et une compréhensibilité à leur douleur, leur fragmentation et leur confusion.

A notre époque les patients ne souffrent pas de maladies biologiques. Ce que je vois généralement ce sont des malades qui souffrent d'une violence présente ou passée, d'une perte traumatisante, d'une perte de pouvoir ou de contrôle au niveau de leur propre vie ainsi que des effets de la fragmentation culturelle, de l'isolement et de l'appauvrissement spécifiques à notre culture actuelle. Comment cela se manifeste en chaque individu est absolument spécifique ; par conséquent, il est nécessaire de résister à toute tentative de généraliser ou de classer, comme la science nous enjoint de le faire. Une fois que l'on commence à utiliser des généralisations, on cesse d'entendre les malades et la richesse de leur expérience.

Malheureusement ce que je vois aussi ces jours-ci, ce sont les victimes de cette nouvelle biopsychiatrie, ces patients venant souvent à moi après avoir déjà subi de nombreuses années de traitement. Des patients diagnostiqués avec des déséquilibres chimiques, malgré le fait que n'existe aucune preuve pour corroborer un tel avis et aucune conception sérieuse quant à ce que serait un quelconque équilibre chimique correct. Des patients qui ont subi des années d'expérimentations médicamenteuses dont la seule conséquence est de renforcer en eux leur identité en tant que malades chroniques aux cerveaux défectueux. Cette identification en tant que patients biologiquement affaiblis est l'un des effets les plus destructifs de la biopsychiatrie. (...) Au niveau des malades individuels, cela signifie un nombre croissant de gens sur-diagnostiqués, surmédicalisés, mais aussi de plus en plus incapables de décrire, de définir et de contrôler leurs propres identités et existences. (...) Si la psychiatrie doit regagner une apparence de légitimité et d'intégrité, elle doit se débarrasser d'affirmations scientifiques fausses et exagérées, et se consacrer humblement à la tâche urgente d'écouter des malades individuels avec patience et intelligence. C'est seulement ainsi que nous aurons une idée correcte des réponses à leur apporter. (...)

Quiconque s'y opposerait par choix ou par nature glisserait dans le royaume de la soi-disant anormalité ou maladie, définie comme telle par la science médicale et ensuite sujette à la gestion et au contrôle social.

Certes, la psychiatrie a toujours rempli cette fonction sociale, Foucault et d'autres l'ont admirablement démontré. J'affirmerais cependant que cette psychiatrie moderne, sous l'apparence d'autorité et de légitimité médicales et scientifiques, a dépassé toutes les tentatives antérieures menées par la psychiatrie pour identifier et contrôler les différences d'opinion ainsi que toutes différences individuelles. Ceci a été atteint en infiltrant la psyché culturelle, une psyché déjà vulnérable à tout type de discours médical au point qu'il est maintenant devenu une notion culturelle généralement acceptée que, disons, la dépression est une maladie causée par un déséquilibre chimique.

Aujourd'hui par exemple, quand des personnes sont déprimées, elles sont moins capables de " lire " ou d'interpréter cette dépression comme un signe qu'il pourrait y avoir un problème dans leur existence, problème qu'il faudrait considérer et auquel il faudrait apporter des réponses. Ces personnes sont moins capables de s'interroger sur leurs choix de vie, ou de remettre en question les institutions qui les entourent, par exemple. Elles sont aussi moins capables de développer leur propre critique personnelle ou culturelle, critique qui pourrait les mener dans des directions potentiellement plus fructueuses. Au contraire, elles s'identifient comme malades et se soumettent à la correction d'un psychiatre qui leur promet de supprimer la dépression leur permettant ainsi de retourner à leurs vies sans aucun changement. En bref, la signification même de " mal-être " est redéfinie comme une maladie. A mon avis, il s'agit là d'une catastrophe culturelle consternante. Je n'ai pas l'intention de suggérer que cette forme de psychiatrie soit la seule à être blâmée en cela, vu l'ampleur de ce changement culturel. Néanmoins, je pense que la psychiatrie n'a pas seulement offert de résistance à ce rôle, mais l'a réellement accompli avec une fierté considérable. (...)

Je suis de plus en plus étonné de constater combien le malade moyen est désormais incapable d'articuler les raisons de son " mal-être " et à quel point il accepte volontiers un diagnostic et une solution médicale si un psychiatre à l'esprit borné lui en fournit. Il s'agit là d'une dépendance pathologique culturelle par rapport à l'autorité médicale. D'accord, il existe des malades qui luttent contre ce genre de définition et qui continuent à rechercher de meilleures explications pour eux-mêmes, explications moins infantilisantes, mais dans mon expérience c'est plutôt rare. Nous sommes témoins ici d'un effrayant " étouffement " de la possibilité de différences d'opinion et de questionnement créatif, en faisant taire des questions essentielles telles que : quelle est cette douleur ? ou : quel est mon but ? La psychiatrie moderne a participé de façon totalement déraisonnable à cette pathologie et ce pour son propre profit et pouvoir. C'est une question morale, et non une question scientifique, qui est en jeu ici, et d'après moi c'est la raison pour laquelle beaucoup d'Américains avisés se méfient à juste titre de cette nouvelle psychiatrie et de ses prétentions utopiques à propos du bonheur promis par le progrès médical. (...) Quand on lit les journaux psychiatriques actuels, on ressent un étourdissement dangereux à propos des découvertes et des progrès dans cette discipline, lesquels à mon avis sont exagérés et ce de manière extravagante et irresponsable. (...)

Ceci étant dit, ce que je préconise est une psychiatrie qui se consacre à la tâche d'écouter humblement les malades d'une façon différente des autres médecins. Cela signifie écouter attentivement le récit présent et antérieur d'un malade sans entreprendre de le contrôler, de le manipuler ou de le définir. Dans cette position, un psychiatre peut ensuite aider le malade à soulever des questions pertinentes au sujet de sa vie et de sa douleur. (...) Le diagnostic devrait jouer ici un rôle secondaire et mineur, étant donné que l'on sait si peu de choses sur la signification réelle de ces diagnostics. (...)

Une psychiatrie plus humaine, si elle était vraiment possible dans le contexte culturel d'aujourd'hui, devrait reconnaître ce fort potentiel pour les manipulations et les abus de pouvoir si elle ne veut pas devenir elle-même un outil de contrôle et de normalisation sociales. Comme je l'ai esquissé dans cet article, ces abus de pouvoir ne sont pas toujours clairs et évidents ; leur reconnaissance exige une pensée rigoureuse et un véritable examen de conscience. Le psychiatre joue un rôle particulier dans les fantasmes culturels et individuels ; un psychiatre intelligent doit être informé de la complexité de ces fantasmes pour pouvoir agir en se maintenant dans une position extérieure à ces projections et fantasmes. Cela exige une conscience véritablement morale de la part du psychiatre souhaitant agir intelligemment. Ce que je préconise de façon générale, comme je l'ai affirmé précédemment, sont des exigences minimales nécessaires pour que la psychiatrie puisse renverser le cours de sa présente déchéance. Il est ainsi essentiel aujourd'hui que les psychiatres et les autres cliniciens s'élèvent contre cette idéologie connue sous le nom de psychiatrie biologique.

Dr. Kaiser a son propre cabinet à Chicago et est affilié avec l'Hôpital de la " Northwestern University ".

* * Managed care health care companies aussi appelées "Health Maintenance Organizations" (HMOs) ou "Preferred Provider Organizations" (PPOs) : compagnies privées d'assurances médicales, pratiquant une médecine contractuelle " au rabais " remplaçant les traditionnelles assurances privées censément devenues trop co–teuses pour les employeurs.


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